Au Japon, le drame des enfants enlevés par un de leurs parents

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Bastien Roques — 6 janvier 2021 à 7h00

Dans le pays, un seul parent garde autorité sur les enfants en cas de séparation. Un système qui pousse chaque année des dizaines de milliers d’adultes à enlever leur progéniture.

La justice japonaise reste particulièrement frileuse sur ce sujet. | @mhrezaa via Unsplash
La justice japonaise reste particulièrement frileuse sur ce sujet. | @mhrezaa via Unsplash

Temps de lecture: 7 min

Un soir d’août 2018. Vincent Fichot, expatrié français à Tokyo depuis douze ans, rentre de sa journée de travail. Après dix ans de mariage et deux enfants, son couple bat sérieusement de l’aile. À tel point qu’il a annoncé à sa femme son intention de divorcer. Mais ce soir-là, arrivé chez lui, il trouve la maison vide. Son épouse, ses deux enfants de quelques mois et 3 ans, ainsi que toutes leurs affaires ont disparu. Elle est injoignable. Après avoir contacté son avocat, il prend connaissance du piège dans lequel il est tombé.

Le scénario est tristement classique. Un couple marié depuis quelques années, la naissance d’un enfant, parfois d’un deuxième, et les premières tensions qui apparaissent entre les parents. Dans la plupart des pays occidentaux, la situation finit souvent par se régler, au besoin devant la justice, par un divorce et une garde partagée. Le Japon, lui, a depuis longtemps opté pour un système différent: en cas de séparation d’un couple avec enfants, un seul parent (souvent la mère) obtient l’autorité parentale exclusive sur les enfants. Aux yeux de la loi, l’autre parent devient un simple tiers. Lorsque la séparation se fait en bons termes, les parents peuvent toujours s’entendre pour que les enfants passent du temps avec l’un et l’autre. Mais pour peu que les tensions soient trop vives, la situation peut rapidement prendre une tournure dramatique. Pour s’assurer de la garde des enfants, de nombreux parents n’hésitent ainsi pas à quitter brutalement le domicile conjugal en emmenant leur progéniture, et ce sans laisser d’adresse.

Selon l’ONG Kizuna Child-Parent Reunion, ce sont ainsi plus de 150.000 jeunes Japonais qui perdent chaque année tout contact avec l’un de leurs parents, soit au total un mineur sur six. Une situation permise notamment par un appareil judiciaire particulièrement frileux.

L’inertie des institutions

Ancien professeur d’université, l’avocat Takao Tanase s’est spécialisé dans ce type de dossier. Il l’admet, les chances de voir un enfant rendu à son deuxième parent sont faibles. «Les institutions japonaises sont très lentes pour prévenir les enlèvements parentaux. Il y a une première étape de médiation qui prend plus d’un mois à cause de l’engorgement des tribunaux. Puis une médiation avec des auditions séparées menées par un homme et une femme, là encore ça peut prendre six mois, ainsi qu’une enquête sur les conditions de vie des enfants, trois mois de plus. Alors seulement les négociations entre les parties pourront commencer.»

Car en vertu de la législation, toute question de garde peut faire l’objet de négociations. C’est le cas de Benjamin. Fin mars 2020, ce Français a pu récupérer son fils après un an de bataille judiciaire, chose rarissime, en particulier pour un étranger. Un an plus tôt, sa femme a été diagnostiquée d’un Alzheimer précoce. Deux mois plus tard, la grand-mère maternelle emmène la mère et le fils en week-end loin de Tokyo. Benjamin apprend alors qu’ils ne rentreront pas. «En France, l’affaire aurait été réglée dans la semaine, la justice aurait admis que ma femme n’étant plus en état, c’est à moi que revenait la garde de notre fils. Je considérais bêtement que nous étions dans un pays développé, avec une législation plus ou moins analogue à celle des pays occidentaux.»

«Je considérais bêtement qu’au Japon nous étions dans un pays développé, avec une législation plus ou moins analogue à celle des pays occidentaux.»

Benjamin, père dont le fils a été enlevé

Ce n’est finalement pas la justice qui lui aura rendu son enfant, malgré plusieurs décisions en sa faveur, mais un accord trouvé avec sa belle-mère. Le prix à payer est élevé, et la victoire un peu terne. «J’ai dû abandonner tout droit sur les contrats d’assurance vie de ma femme. C’est tout ce qui l’intéressait finalement. Et ma femme, dont l’état s’est dégradé en un an, ne pourra pas nous suivre. J’aurais aimé la ramener en France elle aussi, que mon fils continue de grandir avec sa mère, malgré la maladie. Mais il n’y avait rien à faire de ce côté-là…»

En l’absence de tels accords, les chances de récupérer son enfant pour le parent plaignant deviennent infimes, la justice japonaise appliquant presque systématiquement un principe dit «de continuité», c’est-à-dire le statu quo. «Il vont considérer que les enfants sont désormais installés dans cette nouvelle vie, et qu’il vaudrait mieux, soi-disant pour leur équilibre, s’en tenir à cette situation», explique Me Tanase. Quand bien même la justice statue en faveur du parent privé de sa progéniture, de nombreux obstacles persistent. La police japonaise ne pouvant légalement «saisir» les enfants, le parent condamné peut refuser de les rendre sans craindre autre chose que des sanctions financières.

Les biais du système judiciaire

Outre les drames que ce système peut engendrer, la justice japonaise souffre selon certains parents de nombreux biais, en particulier vis-à-vis des non-Japonais. Une xénophobie qui serait rencontrée dès le dépôt de plainte. C’est ce que raconte Scott McIntyre, un Australien de 46 ans. Sa femme a quitté le domicile avec les enfants le 15 mai 2019, avant de lui annoncer trois jours plus tard son intention de divorcer. «Quand je suis allé voir la police, ils m’ont ri au nez, dit que c’était une affaire de famille et jeté hors du commissariat!» Face à l’inaction des policiers, et sans la moindre nouvelle de ses enfants, Scott s’est rendu au domicile de ses beaux-parents dans l’espoir de les y trouver. «Je suis entré dans les parties communes deux minutes, je n’ai rien touché, je n’ai parlé à personne.» Quatre semaines plus tard, la police débarque chez lui avec un mandat d’arrêt pour «intrusion». «Les mêmes policiers qui quelques semaines plus tôt m’ont dit que c’était une affaire de famille», précise-t-il, dépité.

Il passe alors vingt jours en garde à vue, puis quarante-cinq jours en prison où il décrit des conditions inhumaines. Comme de nombreux parents étrangers, Scott est désormais persuadé que la justice japonaise ne sert que les locaux. «C’est du racisme. Je suis juste un père qui cherche ses enfants. Ma femme, qui est la criminelle aux yeux de la loi, elle, est libre! Tout ce que je peux faire désormais, c’est me faire entendre par tous les moyens possibles et espérer qu’un jour, mes enfants chercheront mon nom et verront que leur père ne les a jamais abandonnés et qu’il les attend.»

«Les mères comptent pour plus de 90% des parents enleveurs.»

Takao Tanase, avocat

Pour Takao Tanase, la xénophobie du système judiciaire japonais est cependant à nuancer. «Il y a peut-être parfois un biais, mais le problème est surtout que la justice japonaise demande que les documents soient systématiquement transcrits en japonais, ce qui peut beaucoup retarder les procédures. Or on sait que le temps joue énormément contre les parents plaignants.» Sans compter l’asymétrie entre les systèmes des différents pays dans le cas d’enlèvements internationaux. En décembre 2019, l’histoire du petit Louis, arraché en pleurs aux bras de sa mère française avait soulevé une certaine émotion. En vertu de la législation française et de la convention de la Haye (à laquelle le Japon rechigne lui-même à se soumettre), la justice française avait contraint Marine Verhoeven à laisser son fils rendre visite à son ancien mari au Japon. Un aller sans aucune garantie de retour.

Un autre biais parfois pointé du doigt est l’avantage supposément laissé par la justice japonaise aux mères. «Là encore, il faut nuancer, précise l’avocat. Certes, la justice japonaise considérera souvent qu’une femme est naturellement plus apte à élever des enfants qu’un homme. Mais c’est surtout que les mères comptent pour plus de 90% des parents enleveurs. En partie parce qu’il existe au Japon des structures, dont on peut pourtant se féliciter, dédiées à l’accueil des femmes victimes de violences conjugales. En rejoignant ces structures, la mère gagne un temps souvent décisif, et peu importe que la justice infirme les accusations de violence par la suite.» C’est notamment le cas de Vincent, accusé comme beaucoup d’autres de violences conjugales par sa femme. Des accusations invalidées au cours de la procédure judiciaire.

Un phénomène croissant

Comment expliquer alors que la situation perdure sans émouvoir l’opinion publique japonaise? Chez les personnes expatriées, la question divise. Pour certaines, c’est un fonctionnement vieux de 150 ans et ancré dans les mœurs japonaises. Une opinion que ne partage pas Vincent: «Ce n’est pas un problème culturel. Avec une justice aussi permissive, le même problème se poserait en France.» Pour lui, l’explication est ailleurs: «Chez les Japonais victimes de ces enlèvements, il y a une espèce de honte qui les empêche d’en parler. Au final, les associations de parents victimes sont surtout axées ici sur le soutien et l’écoute, mais pas sur l’action.»

Pour les personnes étrangères, le premier réflexe est de se tourner vers les ambassades. Thierry Consigny est conseiller consulaire pour la circonscription de Tokyo depuis 2006. Il a vu le nombre d’expatriés victimes de ce système croître inexorablement au fil des années: «Ça a toujours été un gros problème, en particulier à partir des années 1980, lorsque s’est constituée une vraie communauté française à Tokyo. Mais depuis les années 2000 ça a pris une nouvelle dimension. Sur les dix dernières années, on recense 300 cas rien que pour la France, et 800 à l’échelle européenne.» Mais les ambassades sont bien souvent impuissantes, quand bien même les enfants disposent de la double nationalité. «Tout ce qui est en notre pouvoir, c’est de faire de la prévention, avertir les nouveaux arrivants du fonctionnement de la justice ici. Mais c’est toujours difficile d’alerter un jeune couple qui s’aime», ajoute Thierry Consigny.

«Sur les dix dernières années, on recense 300 cas rien que pour la France, et 800 à l’échelle européenne.»

Thierry Consigny, conseiller consulaire

Depuis un an, certains parents européens ont décidé de se tourner vers les institutions européennes, comme Vincent et Tomaso, son compagnon italien d’infortune.

Le problème est désormais connu des expatriés de longue date. Il n’empêche pas des centaines de Français de se marier à des Japonaises tous les ans. Après plusieurs années de vie commune en Chine, Julien et sa femme japonaise sont venus habiter à Tokyo. Le couple marié a accueilli début mars la naissance d’une petite fille. L’éventualité d’une séparation a déjà été évoquée entre eux. «Si nous devions un jour nous séparer, nous nous sommes promis de laisser l’autre voir régulièrement les enfants, explique Julien. Après, évidemment, c’est toujours facile de se jurer cela quand tout va encore bien…»

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